Gustav Mahler, “Kindertotenlieder n°1”, chiffre 8

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Gustav Mahler, “Kindertotenlieder n°1”, chiffre 8

, par , dans Dans l’atelier du compositeur, Instrumentation & Orchestration, Orchestration —  4 min.

L’autre jour, en réécoutant les Kindertotenlieder de Gustav Mahler, je suis tombé sur une petite merveille d’orchestration, que je souhaite partager avec vous.

L’extrait en question se situe dans le n°1, les cinq premières mesures du chiffre 8. Ouvrez la partition, et sortez l’enregistrement. (Si vous n’avez pas la partition au format papier, vous la trouverez sur la Petrucci Music Library [IMSLP] en PDF)

Pour vous permettre d’apprécier vous-même l’harmonie et la beauté de ce passage, je vous en propose une réduction pour piano, à des fins strictement éducatives.

D’abord, traduisons l’indication figurant en haut de la partition : Etwas bewegter → “Quelque chose qui bouge” (autrement dit, “avec mouvement”), et Mit leidenschaftlicheim Ausdruck → “Avec l’expression passionnée”. Il s’agit de traductions basiques, je ne parle pas allemand donc les moteurs de traduction m’ont servi dans cette tâche, mais cela ne semble pas faire contresens par rapport à la musique.

Voyons maintenant comment Mahler met en orchestration ces deux indications textuelles. Commencez par écouter le passage en question puis regardez la partition : Tout d’abord, notez le nombre important de relais, de doublures changeantes, de nuances et soufflets. La ligne de basse monte haut dans l’aigu, et la ligne aigue est truffée d’appogiatures, rendant tout ce passage très intense.

Si l’on observe de plus près, on notera que la partie de harpe, jouée ff, tient toute la partie de basse, pour donner une attaque sur chaque note, ce qui a pour effet de clarifier l’écoute, et unifier le son des doublures changeantes.

Le cor 2, de son côté, a une tenue (ré grave, sonnant une quarte au-dessus du la écrit, car à l’époque c’était la convention d’écrire le cor une quarte en-dessous en clé de fa), ff dim. > p, qui s’apparente à un ré grave joué au piano avec pédale, toutes les deux mesures, apportant une basse stable mais dynamique. Il s’agit d’une résonance jouée, renforcée encore par la clarinette basse à la première mesure. Vous noterez que les violoncelles jouent le même ré grave pendant deux temps à la mesure 2, ff dim., et qui a une fonction différente : il s’agit alors de redonner une impulsion à la ligne de basse et aux clarinette basse et bassons qui prennent le relais des violoncelles.

Les contrebasses jouent des ré en pizz. (sonnant une octave en-dessous), pour apporter de la définition aux ré graves de la ligne de basse, notamment le deuxième à contretemps (mesure 3), pour séparer auditivement ce ré de celui de la tenue du cor 2, et ainsi différencier ces deux plans.

Mesure 2, la clarinette basse prolonge son ré grave (identique à celui du cor 2 mais encore plus nuancé sf dim. > pp) en prenant le relais des violoncelles. Sa tenue précédente gomme le relais. Sur la deuxième croche, les deux bassons doublent la clarinette basse, puis les altos à partir du deuxième temps. Ici, Mahler écrit un crescendo par ajout d’instruments. Notez les nuances contraires des bassons et de la clarinette basse, qui ajoutent du relief à la ligne.

Mesure 3, le fait que la clarinette basse et le hautbois ne jouent que trois croches et s’interrompent accentue l’effet de crescendo. À partir du troisième temps, le cor 1 souligne la partie aigue de la ligne de basse, tout en adoucissant le passage des violoncelles aux altos. Les cellos sont en effet sf sur le mib, alors que cor et altos entrent p.

Mesure 4, les violoncelles passent leur dernière note la par tuilage aux bassons et clarinettes. Le passage de pupitres est gommé par les altos, déjà en crescendo, alors que bassons et clarinettes commencent moins fort. Sur les deux derniers temps de la mesure, le cor 1 en sf dim. > p permet de renforcer l’arrivée sur le lab puis le decrescendo.

Passons à la ligne aigue : Les violons II jouent avec sourdines, mais pas les Violons I, rendant le son plus complexe ! Dans l’ensemble, les nuances des parties de violons I et II sont contraires, bien que leurs lignes soient presque à l’unisson.

Mesures 1 et 5, les violons II commencent une croche avant les violons I, avec un accent, mf dim., pour souligner la première note, appogiature du la. À leur entrée sur ce la, pp crescendo, les violons I commencent leur phrase plus discrètement, et plus logiquement pour faire un crescendo. Mesures 2 et 4, les violons II, en syncopes, ne doublent que les notes conduisant la ligne des violons I.

Notez les jeux de nuances et de sf/accents entre les flûtes, hautbois, clarinettes, et violons. Mahler double les violons I aux flûtes, hautbois et clarinettes, sous forme de réponses pour contraster et animer la partie aigue, sans tuilages, ce qui est rendu possible sans danger de “blancs” par le fait que les violons I jouent toute la ligne.

À la mesure 3, les violons I et II jouent tous la première note, contrairement aux mesures 1 et 5, afin de gommer l’entrée du hautbois sur la deuxième croche.

Nous avons vu comment Mahler créait l’animation et le mouvement avec seulement deux lignes, sans accords tenus, au moyen de jeux de nuances contraires, de doublures et relais, apportant une vie à cette musique.

Me voilà donc venu au terme de l’analyse (rapide) de ces cinq mesures, que je considère comme un vrai bijou d’orchestration — analyse qui, je l’espère, vous aura intéressés.