Foire Aux Questions

Découvrez le processus créatif de Alexis Savelief

Foire Aux Questions

Entretien avec Alexis Savelief

portrait de Alexis Savelief, compositeur de musique

Comment composez-vous ? Au piano ?

Je n’utilise le piano qu’occasionnellement, je n’en ai d’ailleurs pas là où j’habite. Du papier à musique, un critérium et une bonne gomme me suffisent.

Ceci étant dit, de plus en plus je travaille directement sur un logiciel de notation musicale, le temps étant devenu un véritable luxe qui m’empêche désormais de mettre au propre mes œuvres sous forme manuscrite. Cela me permet également de travailler de n’importe où, sans avoir à transporter des cahiers d’esquisses, des cahiers de feuilles de papier d’orchestration A3, une planche à dessin avec règle coulissante, une règle de 30 cm et une armada de criteriums, gommes et gommes en stick-curseur ! Aujourd’hui, un cahier d’esquisses et un ordinateur me permettent de voyager plus léger ! Et la sortie du logiciel de notation musicale Dorico m’a apporté une grande souplesse et une grande liberté dans mon travail.

Orchestrez-vous vos œuvres vous-même ?

Lorsque je compose j’écris directement pour l’effectif concerné, qu’il s’agisse d’un orchestre symphonique ou d’un duo de violoncelles. Il m’arrive fréquemment d’utiliser des schémas, une description sous forme de mots puis des esquisses condensées durant les processus préparatoires d’une œuvre, mais l’orchestration est toujours incluse par le biais de notes, flèches et autres notations. (voir ci-dessous pour comparer les différents stades de composition des premières mesures de la “Suite Nosferatu”)

Cette façon de procéder me permet de tirer le meilleur parti des moyens mis à ma disposition, en intégrant directement la notion de timbres en plus de la musique à proprement parler. Cela représente un gain de temps considérable dans la phase de mise au propre étant donné que je n’ai pas à résoudre trop de problèmes du style : « Je dois orchestrer ce contrechant de façon à ce qu’il soit audible mais tous les instruments sont déjà pris, que déplacer ou supprimer ? »

L’orchestration, avec tous ses détails, est une passion. Je ne souhaiterais pas confier cette étape à un tiers car l’orchestration fait partie du style d’un compositeur, même si je connais un jeune orchestrateur-compositeur très talentueux auquel je ferai appel un jour pour m’aider si je manque vraiment de temps : Jehan Stefan.

Le processus créatif

Étape par étape : du brouillon à la partition gravée

1. Ébauche #1
Là où naissent les idées…

Au début du processus, Alexis jette les idées en vrac, et pas toujours sous forme de notes : à ce stade, il utilise souvent des graphiques et des mots. Les idées ne sont pas reliées les unes aux autres, et beaucoup d’éléments musicaux ne seront pas utilisés en fin de compte. C’est aussi l’étape de recherche et d’expérimentation avec les instruments et les idées. Pour le moment, l’œuvre n’existe pas encore et le matériau musical part dans tous les sens. Si une œuvre musicale pouvait être comparée à la construction d’une maison, il s’agirait du choix et de l’achat des matériaux.

2. Esquisse détaillée #2
Le squelette de l’œuvre

Au cours de cette étape — qui peut traverser plusieurs formes, sur plus d’une esquisse —, Alexis établit le squelette de l’œuvre. Il en définit l’orchestration et les idées, généralement sous forme raccourcie (abbréviations, descriptions sous forme de mots, définition et placement de blocs avec des lettres majuscules, etc.). À la fin de cette étape, l’œuvre est en grande partie composée, y compris l’orchestration. Il s’agit de la conception du plan puis du creusement des fondations de la maison.

3. Manuscrit
Mise au propre

Alexis recopie ensuite la dernière esquisse au crayon à papier, sur du papier à musique jauni et à fort grammage, pour lui permettre de gommer et d’apporter des retouches. Le nombre de portées et le format du papier d’orchestration sont adaptés à l’œuvre. Lors de cette étape, de nombreuses corrections et ajouts créatifs ont lieu. Ici il s’agit de la construction de la maison à proprement parler.

4. Partition copiée
Gravure de la partition

Enfin, saisie des notes et mise en pages sur ordinateur avec un logiciel de notation musicale, pour donner aux musiciens une partition aussi propre et lisible que possible. Cette ultime étape permet d’obtenir le conducteur définitif et de procéder, après relecture, à la préparation du matériel (les parties séparées destinées à chaque instrumentiste). Lors de cette étape, Alexis peut encore apporter, bien qu’occasionnellement, des retouches ou procéder à des ajouts. Il s’agit des finitions de la maison : ça y est ! Vous pouvez y habiter !

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Première esquisse de la “Suite Nosferatu” pour grand orchestre symphonique de Alexis Savelief
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Deuxième esquisse de la “Suite Nosferatu” pour grand orchestre symphonique de Alexis Savelief
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Partition manuscrite mise au propre de la “Suite Nosferatu” pour grand orchestre symphonique de Alexis Savelief
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Partition copiée de la “Suite Nosferatu” pour grand orchestre symphonique de Alexis Savelief

Faites-vous des maquettes ?

Occasionnellement, et uniquement pour de la musique « basique ». Pour “Nosferatu”, j’ai enregistré successivement les parties des huit violoncelles afin de réaliser des maquettes de certains morceaux-clés, en ajoutant les claviers et la percussion en sons MIDI. J’ai de même délivré des maquettes sommaires pour “Le Magasin Intergalactique”, afin de permettre aux enfants de répéter avant la venue des musiciens. La “Suite Nosferatu” a également été maquettisée pour me permettre d’avoir un « retour » de quelques personnes parmi mes amis et ma famille.

Plus récemment, lorsque nous montions la première audition de “Haubanages”, mon Sextuor pour flûte, Waterphone, harpe, violon, alto et violoncelle, j’ai envoyé aux musiciens une maquette afin de leur permettre de se faire une idée du déroulement temporel de la pièce et des équivalences. N’étant pas dirigés, malgré l’absence de temps forts ou de carrures classiques, cela nous a permis de débroussailler le terrain et la mise en place.

Cependant, je ne réalise jamais de maquette évoluée, les meilleurs samples du monde ne pouvant de toute façon pas approcher le centième de ce dont un orchestre est réellement capable (essayez de réaliser des maquettes de pièces contemporaines…). Une maquette me donne une idée du déroulement dans le temps d’une pièce mais, présentée à une personne sans connaissance approfondie de la musique elle risque de causer des malentendus sans lieu d’être. La reverb et les sons provenant de banques de sons aplanissent par ailleurs la musique, et uniformisent des pièces de styles pourtant très différents.

C’est également la raison pour laquelle je tiens à utiliser de véritables musiciens. L’électronique peut être très utile, mais en complément des instruments réels, et non l’inverse.

En outre, obtenir une maquette qui sonne bien demande de beaucoup bidouiller l’écriture « correcte » de la musique, alors que ma préoccupation est de noter clairement mes idées pour des musiciens humains.

D’un côté vous êtes très attaché au travail avec de vrais musiciens, mais de l’autre vous avez développé des instruments virtuels sur Watunlib… N’est-ce pas contradictoire ?

Non. Depuis “Nosferatu”, mes partitions incluent régulièrement un, voire plusieurs synthétiseurs. Ces instruments électroniques me permettent d’apporter une couleur différente aux instruments réels (chœurs synthétiques, cloches de cathédrale, nappes de cordes synthétiques glacées, etc.). Par ailleurs, dans mes partitions les synthétiseurs sont joués par des instrumentistes en chair et en os !

J’aime les sons de synthétiseurs, à condition qu’ils permettent : soit d’obtenir des sons singuliers irreproductibles acoustiquement ; soit d’avoir accès à des sons d’instruments rares et donc difficiles à se procurer — sans compter qu’il faut trouver l’instrumentiste capable de les maîtriser ; ou bien de compléter une orchestration avec des sons plus basiques mais qui ne justifient pas de faire appel à un vrai instrumentiste pour seulement quelques notes, comme c’est le cas dans la version ciné-concert de ma partition “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” ; ou encore d’étendre les possibilités d’un instrument acoustique de par la façon dont ses sons sont échantillonnés et programmés.

Que vous a apporté l’utilisation de Dorico dans votre travail ?

Dorico est un logiciel tellement flexible, surtout en regard de ce que permettent les autres logiciels de notation musicale les plus répandus, que j’apprécie cette souplesse et la fluidité du processus de composition, ce que je n’avais pas auparavant.

Pour une partition déjà composée, la gravure reste plus complète dans les autres logiciels pour le moment, même s’il faut souvent avoir recours à des bidouillages, mais l’écart se réduit à une vitesse considérable au fil des versions. Par ailleurs, ce que Dorico fait, il le fait bien, et généralement mieux que les autres logiciels : la gravure par défaut y est infiniment plus belle à mes yeux. Mais la vraie supériorité de Dorico, c’est de savoir se faire oublier pendant le processus créatif, en devenant pratiquement transparent. C’est tellement organique que je ne regrette plus beaucoup le crayon-gomme.

Même ma façon d’écrire a évolué depuis. Dans mon travail de compositeur, je travaille beaucoup sur le son, le timbre, les textures, le foisonnement, l’intrication rythmique et une gestion hypnotique et non-linéaire du temps, avec pas mal de fractionnement. En bref, le côté viscéral de la musique est l’une de mes grandes préoccupations. Quand je travaillais sur “Haubanages” et sur “Les Plumes de l’Océan”, par exemple, Dorico m’a donné une immense liberté de travail au niveau rythmique, ce qui m’a permis d’expérimenter bien plus que d’habitude grâce à cette puissance de transparence, et de tester des superpositions rythmiques complexes, que j’aurais eu bien du mal à imaginer précisément avec mon oreille intérieure ou à programmer sur un autre logiciel. Sur un autre aspect, Dorico m’a été bien utile. En effet, les quarts de tons et le playback associé sont supportés nativement, et là aussi, malgré mon oreille absolue en demi-tons, j’ai pu expérimenter de façon bien plus fiable qu’avec mon imagination ou qu’en passant des heures à programmer les micro-intervalles dans un autre logiciel. Sans cette aide, cela m’aurait été très difficile de m’aventurer dans ces eaux-là.

Dorico m’a donc permis sur plusieurs aspects d’élargir mes horizons et d’aller plus loin, de faciliter mon travail en stimulant des zones de recherche que j’avais envie d’explorer depuis longtemps mais qui m’auraient auparavant rebuté.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier de compositeur ?

Le rapport à l’interprète. Sans interprète la musique sur papier n’existe pas. Je considère qu’une œuvre se crée plusieurs fois : une version à peine esquissée, puis une version « idéale » dans la tête. La notation de la partition représente déjà un premier compromis avec cette version « idéale », donc une deuxième naissance. Mais la phase ultime de toute création reste l’interprétation. Le musicien recrée l’œuvre en lui apportant sa personnalité et sa sensibilité, en fonction de l’acoustique de la salle, du public, de ses émotions, etc. Ce qui fait qu’aucune interprétation ne peut être définitive, à chaque concert elle est un peu différente, y compris si le musicien demeure le même.

Avant, pendant l’écriture d’une œuvre, et plus tard durant les répétitions, je vais toujours consulter beaucoup de musiciens sur certains aspects techniques, ou simplement pour les voir me parler de leur instrument, me montrer toute une palette de possibles qu’on ne trouve pas dans les traités d’orchestration. Ayant joué régulièrement en orchestre en tant que violoncelliste, je suis particulièrement à l’écoute de leur avis concernant la lisibilité ou la notation de certains passages, ce qui me rend précis dans l’écriture de ma musique, et m’impatiente lorsque je travaille des pièces où les nuances sont placées approximativement, ou dépourvues de certaines précisions cruciales sur l’intention du compositeur. Écrire les notes, seul derrière sa table à dessin, est en fait la partie la plus ennuyeuse du processus, l’échange et le partage étant les noyaux de la musique.

Enfin, il y a le rapport au public, que j’évoquais déjà tout à l’heure : sans public, pas d’interprètes, et encore moins de compositeurs ! L’interprète peut être son premier public, mais qu’il s’agisse de nous-mêmes ou d’autres personnes, d’une façon ou d’une autre un public est essentiel. Je n’ai jamais rencontré une seule personne pour qui la musique ne revêt aucune importance. Qu’il soit question de musique classique, contemporaine, populaire, traditionnelle ou sacrée, la musique fait partie de nos vies à (presque) tous.

C’est pour cela que je considère mon travail moins comme celui d’un créateur que comme celui d’un récréateur. D’ailleurs vous noterez que dans mes partitions, même si aujourd’hui je me suis calmé sur les adjectifs, j’utilise abondamment de termes totalement dépourvus de lien avec le jargon musical mais ancrés dans un environnement tour à tour auditif, visuel, kinesthésique, émotionnel, etc. La (pseudo-)synesthésie est pour moi importante : j’essaie de faire appel aux autres sens que l’audition, pour aider le musicien à appréhender l’abstraction de ce que nous appelons « musique », et à l’occasion pour plaisanter. Pour moi, la musique ne se limite pas à des sons, pas à des notes, pas à des timbres, et va bien au-delà. C’est l’aspect multi-sensoriel de la musique qui la rend si riche. Je suis très sensible au toucher, en particulier, ce qui est ironique pour musicien !

Vous arrive-t-il d’écrire des passages impossibles ?

Je pars toujours du principe que quoi qu’on me dise, que cela soit relatif à une technique, l’indisponibilité d’un instrument ou autre, si je suis raisonnablement convaincu que dans l’absolu c’est réalisable pour l’interprète, mieux vaut que j’écrive ma pensée telle que je l’imagine ou en tout cas de la façon la plus proche possible, en ayant certes conscience que je ne serai probablement jamais joué ainsi, mais cette façon de procéder me donne une petite chance que l’interprétation soit conforme à mes désirs, ce qui me ferait défaut à coup sûr si je me limitais à une moindre difficulté (souvent subjective par ailleurs). Cela pousse ainsi chacun à se dépasser.

En l’occurrence, lors de l’écriture de la “Suite Nosferatu”, outre l’harmonie et la teneur du sujet, je souhaitais intégrer un élément de tension plus subtil. Le moyen que j’ai utilisé était d’apporter cette tension supplémentaire par le biais d’une écriture très précise, à la limite du faisable parfois, de façon à requérir une grande concentration des musiciens. Je ne pouvais bien sûr pas le leur avouer à l’époque sinon tout l’effet aurait été perdu ! Cette tension inhérente au jeu instrumental m’a ainsi permis d’impliquer davantage les musiciens, avec un résultat étonnant à la clé étant donné qu’il s’agissait d’un orchestre de conservatoire. Leur prestation n’a pas à pâlir face aux orchestres professionnels.

Une partition trop simple, qui ne représente aucun challenge pour le musicien, va avoir tendance à provoquer de l’ennui, un manque de concentration et d'implication de sa part. Comme pour l’état de “flow”, il y a un équilibre à trouver entre le défi que représente la partition et les compétences du musicien. Et c’est pareil pour nous les compositeurs !

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Première esquisse du “Teaser #2 — Desert Orchestra Stage” de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief
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Partition copiée avec annotations du “Teaser #2 — Desert Orchestra Stage” de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief
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Partition copiée du “Teaser #2 — Desert Orchestra Stage” de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief

Les différentes étapes du “Teaser #2 — Desert Orchestra Stage” de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre, de l’esquisse à la partition copiée.

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Première esquisse de l’introduction de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief
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Conducteur manuscrit de l’introduction de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief
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Partition copiée de l’introduction de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre de Alexis Savelief

Les différentes étapes de la première page de l’introduction de “Leading Astray”, Concerto pour Cristal Baschet & Orchestre, depuis la première esquisse jusqu’à la partition copiée. (Il s’agit d’une version orchestrale du “Teaser #2 — Desert Orchestra Stage”.)

Vous semblez très attaché à la partition et à la notation…

C’est exact — sans doute aussi un peu par déformation professionnelle, puisque j’ai réalisé beaucoup de travaux de copie musicale pour d’autres compositeurs —, mais il ne faut pas perdre de vue que la partition n’est pas l’œuvre elle-même, seulement son support. Une œuvre musicale est abstraite et n’existe que de façon récurrente lors de son exécution ou de son audition (audition intérieure incluse). Elle n’existe pas en continu.

Il faut bien garder à l’esprit qu’une œuvre musicale qui a recours à la partition n’est pas en lien direct avec son public : pour faire caricatural, contrairement à la littérature, aux arts plastiques, à la photographie, au cinéma, l’œuvre doit passer par un intermédiaire : l’interprète, qui devient le support secondaire et le véhicule de l’œuvre. Autant prendre son rôle très au sérieux, et tenter de transmettre au plus proche ses idées musicales, avec tout l’imprécision et la réduction (et parfois l’inverse, l’ouverture) qu’impliquent l’écrit.

Alors qu’il s’agit de création (ou récréation — avec accent aigu sur le premier « e ») dans le cas du compositeur, pour l’interprète il s’agit d’une recréation (sans accent). Un musicien ne joue jamais tout à fait l’œuvre du compositeur mais sa vision de l’œuvre, limité par sa subjectivité, sa compréhension analytique, formelle et intuitive, ses capacités techniques, son imagination et sa sensibilité. Ce n’est pas innocemment que l’on parle d’« interprétation ». Ce mot explicite le fait qu’une œuvre ne peut être objective, d’aucun côté d’ailleurs. Interpréter une œuvre suppose donc toujours plus ou moins une trahison, trahison recherchée par le principe même de la musique : si tous les musiciens peuvent jouer à l’identique une partition donnée, quel intérêt d’apprendre à jouer de la musique soi-même, à préférer un interprète plutôt qu’un autre ? La partition est présente, il s’agit d’un sentier, avec des panneaux, des limitations de vitesse, une direction, voire plusieurs directions, mais rien n’assure que toutes ces indications seront respectées, ou en tout cas, respectées de la façon dont le compositeur le désirait.

Cela dépend aussi de la modestie de l’interprète et de son ego face à l’œuvre, tout autant que de la nécessaire humilité du compositeur. Combien de musiciens reconnus (ou non !) se permettent-ils des libertés intolérables ? Lorsque j’écris, j’essaie de m’imaginer interprète de l’œuvre et de voir quelles pourraient être mes attentes derrière le pupitre, les questions que je pourrais me poser, les automatismes à contre-sens qui pourraient être miens, je les intègre dans mon écriture en balisant ma partition, pour en faire une route à suivre pour celui qui désirera se pencher en détails sur l’œuvre, mais je sais aussi que tous ne prendront pas cette peine ; après tout je ne suis qu’un compositeur contemporain, et c’est bien connu, les compositeurs contemporains ne savent pas écrire, alors que Mozart, lui, savait comment on écrivait la musique ! ;-)

J’intègre et assume pleinement ces limites dans mon travail. Il est bien rare qu’un compositeur soit joué comme il le désirait, et rare aussi qu’il puisse écrire sa partition comme il le souhaitait, mais comme le dit Hélène Dautry : « La musique sera toujours plus susceptible que toi. »

Après, il faut également considérer que même le compositeur n’a pas forcément une seule vision de son œuvre. Pas seulement dans le sens où chacun évolue et les préférences avec, mais simultanément, ce qui peut inciter à essayer différentes choses lors de différentes sessions de concerts, poussant les interprètes à proposer leur vision ou faire des suggestions techniques mais aussi artistiques, pour les prendre (peut-être) en compte, définitivement, ou momentanément. On peut considérer la partition comme un fœtus : la matière est là, mais l’œuvre va commencer à vivre indépendamment, à grandir et évoluer, par l’incorporation de détails supplémentaires proposés par des interprètes, par la présentation de différentes interprétations, par des révisions conséquentes, etc.

Pour terminer, et toujours en regard de cette idée de partition, il est assez fréquent que des personnes, la plupart du temps non-musiciennes, viennent vous dire bravo à la fin d’un concert, et ajoutent : « Et puis, c’était bien joué ! » Cela me fait toujours intérieurement sourire, car on ne peut être aussi tranché, surtout sans connaître la partition. Une interprétation peut être émotionnellement réussie mais techniquement ratée, ou l’inverse. Cela implique que la musique n’a pas laissé indifférent, mais il s’agit d’une idée éminemment subjective. La musique, même de film, n’exprime rien, je suis bien d’accord là-dessus avec Strawinsky. La musique n’est qu’une surface projective, ce que beaucoup de personnes, à commencer par les musiciens, ne semblent pas accepter. Notre culture, nos référents personnels, notre état au moment de l’écoute, le public présent dans la salle, tout cela conditionne énormément notre perception, avec tous les biais cognitifs que cela comporte (biais d’attribution notamment). C’est exactement comme lorsque vous terminez un concert d’orchestre, vous quittez votre place de violoncelliste, vous sortez de scène, vous êtes assez satisfait, vous étiez plus dedans que pour le concert de la veille, et vous avez l’impression que l’orchestre a mieux joué. Et puis, l’un de vos collègues au troisième pupitre de cor aura perçu l’inverse, car il aura raté une entrée, ou je ne sais quoi !

Mais quand la rencontre entre compositeur et interprète se fait, quand l’univers d’un compositeur résonne avec la sensibilité d’un interprète, et que celui-ci a les capacités techniques nécessaires, la rencontre peut être magnifique, le musicien pouvant alors enrichir l’œuvre de son imaginaire et la sublimer. Cela tient alors presque de la magie. Un instant de grâce, fugace et bouleversant dans son impermanence.

Autre chose à ajouter ?

Je déplore le mur très net séparant les instrumentistes des compositeurs, chacun y étant d’ailleurs de son tort. En exagérant volontairement, je dirais que les instrumentistes ont tendance à voir les compositeurs comme des musiciens plus ou moins ratés, incapables de jouer de la musique, obsédés par la théorie, en somme, alors que les compositeurs ont tendance de leur côté à considérer que tout leur est dû… Un compositeur fait une erreur, ce n’est pas un vrai compositeur, un instrumentiste se trompe, ça peut arriver à tout le monde !

Pour anecdote, j’entends fréquemment des musiciens déclarer, fièrement, en parlant d’une pièce travaillée ou interprétée en présence du compositeur : « J’ai fait n’importe quoi et le compositeur ne s’est aperçu de rien ! », ce qui est complètement ridicule évidemment, d’une part car il s’agit alors souvent plus de se vanter sur l’emprise que l’interprète peut avoir sur une œuvre, l’interprète faisant quoi qu’il en dise rarement n’importe quoi… D’autre part, le compositeur doit composer avec les limitations temporelles des répétitions et aller à l’essentiel, ce qui bannit de s’attarder sur des détails coûteux en temps au détriment de l’idée générale et d’autres points plus importants. Enfin, si l’interprétation est véritablement catastrophique, le compositeur estime peut-être préférable de garder son avis pour lui…

Vous jouez du Waterphone et des gongs. Par ailleurs, vous avez écrit un “Concerto pour Cristal Baschet”. Comment expliquez-vous votre intérêt pour tous ces instruments peu communs ?

D’abord, contrairement à beaucoup de mes collègues, je n’aime pas beaucoup le piano — qui ne me fait pas rêver —, par contre j’adore les pianos désaccordés façon saloon ! J’ai été servi de ce côté-là, car les pianos de mes grand-parents n’ont pas été accordés pendant au bas mot cinquante ans ! Un régal !

Ensuite, j’ai toujours été attiré par les sons de verre (frotté, entrechoqué ou bris de verre), de métal (enfant, j’utilisais des plateaux marocains de mon père pour en faire des gongs — qui sonnaient à peu près comme des couvercles de poubelle), et d’eau. Au fil du temps, sans même m’en rendre compte, j’ai concrétisé tous ces vieux rêves.

Ce que cela m’apporte, c’est sans doute une liberté par rapport à l’oreille occidentale classique. Avec mon oreille absolue, j’entends les notes du monde qui m’entoure : un grincement de porte, un avion qui passe dans le ciel, et même votre voix. C’est une porte de perception du monde dont sont privés tous ceux qui n’ont pas l’oreille absolue, mais c’est aussi une barrière. Je ne suis pas bon en harmonie classique ; par contre ce qui m’intéresse c’est l’harmonie dans toute sa complexité, c’est-à-dire parfois dans sa dissonance ou sa crudité. Jouer sur le Waterphone, dont toutes les fréquences sont entre-deux par rapport à la gamme classique et jamais selon le même décalage, sans schéma récurrent, me permet de jouir du son dans toute sa richesse et de m’évader pendant un moment de l’écoute classique assez figée. Le son, la musique et l’harmonie ne se résument pas à quelques règles. On retrouve la même chose sur les gongs, qui ajoutent la perception tangible des sons à travers les vibrations physiques. Après une demi-heure de Waterphone ou de gongs, mon oreille absolue est complètement décalée !

Parmi les instruments qui sortent de l’ordinaire pour lesquels j’écrirai peut-être un jour, il y a les Ondes Martenot, dont je n’aime pas tous les sons mais qui offre des timbres et des modes de jeu fantastiques une fois définies ses préférences, l’Orgue Hammond B3, que j’adore, et le Cymbalum.

Et les gongs, pourquoi les gongs, alors que ces instruments ne produisent qu’un seul son ?

Ce n’est pas tout à fait vrai. Sur un seul gong, on peut tirer toute une variété de sonorités bien différentes, selon le mode de jeu.

Par ailleurs, vous remarquerez que je n’ai choisi que des gongs que l’on ne trouve pas dans les orchestres symphoniques. Cela me rend plus précis dans mon écriture (c’est aussi plus intéressant pour moi), et moins dépendant des gongs détenus par les ensembles et orchestres. Malheureusement, dans ces structures, la plupart du temps personne ne prend vraiment soin de ces instruments : les gongs sont maltraités, souvent sur-joués, et ils ont fréquemment perdu leur fondamentale depuis bien longtemps (c’est vrai en particulier pour les gongs Paiste, surtout les gongs de grand diamètre)… Cette expérience m’est arrivée encore il y a quelque temps : il y avait un gros gong Paiste de 40”/102 cm, dont la fondamentale autour du sol grave sous la clé de fa était si fine que le gong paraissait moins profond que mon gong Sedna qui ne descend pourtant que jusqu’au do grave du violoncelle ! Ce gong venait d’un loueur de percussions bien connu.

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