“Crépusculaire”, analyse d’un passage orchestral de “Nosferatu”

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“Crépusculaire”, analyse d’un passage orchestral de “Nosferatu”

Je souhaitais depuis longtemps faire une analyse d’orchestration. Toute analyse d’orchestration nécessite, pour être complète, de comprendre également les différents éléments et les différents plans qui composent la musique. Il est malheureusement difficile d’analyser comme il se doit une partition sur internet, car cela nécessiterait d’annoter des partitions que l’on ne peut pas diffuser/redistribuer. J’ai donc décidé de puiser dans ma propre musique un passage significatif soulevant certains problèmes d’orchestration.

J’ai voulu m’intéresser à un passage assez complexe au premier abord et à la première écoute, mais plutôt simple une fois compris. Il s’agit de “Crépusculaire” de mon “Nosferatu”, tel que repris dans l’Acte III dans la cue 3M6.

L’intérêt de cet article ne va pas être de seulement comprendre comment fonctionne le passage, mais bien de comparer la version originale destinée à être jouée pendant la projection du film (version pour treize musiciens), et l’orchestration pour grand orchestre symphonique que j’en ai réalisée dans ma Suite “Nosferatu”. Les moyens sont bien différents, des problèmes d’équilibre et de contraste se posent donc plus ou moins intensément dans l’une et l’autre des versions, en des termes très différents. Il s’agit donc ici également d’une étude sur l’arrangement et l’adaptation.

Je vous propose de commencer par analyser sommairement les divers éléments de chacune des versions. Je parlerai d’orchestration à proprement parler une fois les différents éléments mis en évidence. Vous trouverez les partitions annotées ci-dessous et les enregistrements à la suite (assurez-vous d’ouvrir les pdf dans Adobe Reader, afin d’avoir accès aux petites bulles d’annotations !).

► Partition de la version originale (avec 8 violoncelles) ◄

► Version avec cordes (note : les percussions sont un peu trop en retrait dans le mixage)

► Partition de la version orchestrale ◄

Maintenant que vous avez consulté les partitions et écouté les extraits, nous allons pouvoir approfondir notre étude.

Introduction

Déjà, il faut noter que dans la Suite “Nosferatu”, les huit mesures sont en vérité tirées de trois passages différents de la partition originale : les quatre premières mesures de la cue 3M6, une transition tirée de la cue 4M2, et les quatre dernières mesures de la cue 3M6.

I. Hiérarchisation des éléments

Dans la version originale, l’élément B n’existe pas. De plus, dans les quatre premières mesures, les éléments C et D sont les éléments les plus mis en avant. En effet, “Crépusculaire” a déjà été présentée sous sa forme la plus simple bien avant dans la partition, et à chaque récurrence ce thème s’enrichit. Ici la prééminence est donc donnée au nouvel élément, bancal, par opposition aux accords et à la descente en croches pointées au célesta, plus cadrés. À ce moment du film, l’histoire a basculé. Dans la Suite “Nosferatu”, “Crépusculaire” n’est utilisé que comme transition, et se doit à la fois de présenter ce thème et l’enrichir, les éléments qui le composent seront donc traités différemment.

II. Les équilibres et l’orchestration des équilibres

1. Dans la version originale

Dans la version originale, les équilibres sont assez simples. L’avantage d’un petit effectif est qu’il y a moins de forces à balancer, les éléments sont donc plus nets, même sans doublures.

a. Dans les quatre premières mesures

Dans la première partie le célesta est le seul à tenir la partie descendante en croches pointées, le piano n’a pas besoin d’être doublé, et les accords descendants, légèrement texturisés par les percussions brillantes (jeu de timbres, crotales, qui se lient au son du célesta), les résonances du vibraphone, et les pizz/pizz bartok suffisent à assurer du mouvement à la trame statique. Dans la version orchestrale, les pizz bartok en rythmes accélérés ne sont plus nécessaires pour ménager du contraste, ceux-ci étant obtenus par d’autres moyens, et par une nouvelle hiérarchisation des éléments.

b. Dans les quatre mesures suivantes

Dans la deuxième partie, les nouveaux éléments E et F, deux contrechants, sont introduits. On simplifie la trame pour leur laisser l’espace nécessaire : plus de pizz/pizz bartok, et plus d’élément A. 2. au célesta. On joue davantage sur les textures : • L’élément E, dans l’aigu, voit sa brillance soutenue par l’emploi du timbre de deux célesta synthétiques différents. • L’élément F, plus mat, est confié aux marimba et vibraphone à l’unisson, instruments nets mais un peu résonnants. • L’élément A est le plus diffus et le plus doux, il sert uniquement de liant, c’est le fond. • L’élément D est l’élément le plus dur et le plus irrationnel de l’ensemble, mais il passe ici au second plan puisqu’on l’a déjà introduit précédemment.

2. Dans la version orchestrale

Dans la version orchestrale il est nécessaire de doubler les éléments afin de les balancer correctement. Cependant, vue les masses déployées, et pour que l’ensemble ne sonne pas trop statique, il est nécessaire de texturiser davantage la matière sonore.

a. Dans les quatre premières mesures

L’élément A. 2. n’est plus seulement tenu au célesta, qu’on n’entendrait pas tout seul. Le célesta donne un semblant d’attaque. Les bois aigus assurent la résonance pour un son plein, tandis que les violons II et altos texturisent le tout : ils jouent en trémolos accentués et diminuent après l’attaque. L’élément A. 1. est composé selon des couleurs complémentaires : d’une part, pour l’aigu, les violons I en harmoniques, sont glacials. Les graves, bénéficient du timbre chaud des violoncelles, d’une clarinette dans le grave, d’une clarinette basse et d’un basson. Des cuivres (6 cors, 1 trompette et le tuba), complètent et concilient les extrêmes, couvrant le grave, le médium et l’aigu. Les cors en accords, assez compacts, donnent un son plein et assez sombre à ce qui pourrait sonner disparate autrement. L’élément B est très secondaire et ne sert qu’à poser le son de cette page plutôt dense. L’élément C est une troisième ligne de basses, accentuées, aux trombones dont l’attaque est renforcée par des pizz aux contrebasses et violoncelles (donc en octaves). Cet élément perturbateur est le pendant dans le grave de l’élément D à la différence qu’il sert à brouiller la pulsation par une nouvelle pulsation stable plutôt que par des rythmes variables. Les sauts de notes et la régularité de cet élément permettent de donner un peu de mouvement à l’élément A. 1. Enfin, l’élément D, avec ses rythmes irrationnels en 4, 5 et 7 pour 3 et ses sauts de notes, casse la rigidité des autres cadres établis (en particulier A. 2. et C) et permet à la musique d’avancer de façon plus fantaisiste. Le piano est renforcé par la harpe dans l’aigu, assez claquante, et des doublures partielles aux xylophone (claquant) et jeu de timbre (brillant), pour souligner le caractère imprévisible de cet élément.

Pour résumer, dans cette première partie de la version pour orchestre, l’accent est mis sur la multiplicité des éléments superposés, des jeux de textures et des mélanges de pulsations plus que sur la clarté. L’auditeur peut très bien se perdre, et c’est le but !

On a la pulsation à 4/4 de l’élément A. 2., celle en 12/8 de l’élément A. 1. (donc deux mesures à quatre, une en binaire l’autre en ternaire), une mesure à trois ternaire (élément C), et le fouillis de l’élément D.

b. Dans les quatre mesures suivantes

Dans la deuxième partie, le foisonnement orchestral se dissipe pour laisser place à plus de clarté : les éléments B et C de la première partie fusionnent, sur une seule note tenue, de durée différente, en descrescendo jusqu’à pp ou niente. On dégage les trombones, trombone basse et tuba pour alléger les basses et permettre aux contrechants E et F d’émerger. Les contrebasses rejoignent les violoncelles, basson 1, clarinette 1 et clarinette basse, les basses sont donc plus concentrées qu’éclatées comme dans la première partie. Les altos et violons II se joignent quant à eux aux violons I. L’élément A. 1., tenu pratiquement uniquement aux cordes, sans soutien des bois aigus ni des cuivres, passe au second plan. Les 6 cors à l’unisson tiennent le contrechant F et se suffisent pour balancer tout le reste. Les violoncelles en pizz et le marimba apportent une attaque discrète (inaudible dans l’enregistrement). Notez que je n’ai écrit le violoncelle solo que pour le fun et pour une situation d’enregistrement studio ! Ici on ne l’entend pas du tout ! Si les deux flûtes et le hautbois 1 tiennent l’élément E à l’octave réelle, le cor anglais le renforce à l’octave inférieure, et les célesta et piccolo sonnent bien sûr une octave plus haut, pour plus de brillance, contrairement au contrechant F dont le côté mat est obtenu en étant regroupé à l’unisson (les pizz de violoncelles et le marimba ne comptent pas autrement que pour les attaques). Sur la dernière montée, je renforce le septolet par l’ajout d’une clarinette en soulignant cette entrée par un glissando de harpe.

Comparativement à la version originale, l’accent est donc encore plus poussé sur la clarté et sur le mélange des contrechants, alors que l’élément D est relégué vraiment au troisième plan, et l’élément A. 1. sert uniquement de fond.

Je pourrais tenir aussi un mot sur la transition entre la première et deuxième partie dans cette version orchestrale. Elle est assurée ici par des rebonds d’une baguette sur la timbale, en glissando descendant, un trait descendant féroce de violoncelles et contrebasses, et un glissando au contraire ascendant à la harpe. Le spectre s’étend donc, la deuxième partie représente une ouverture par rapport à la première. Ouverture déjà par rapport à la compréhension, sans doute moins hermétique et plus lisible dès la première écoute, mais aussi parce que contrairement à la première partie, clairement descendante, ici les contrechants au contraire se dirigent vers l’aigu tandis que l’élément A. 1. reprend sa descente.

III. Conclusion

Bien qu’issue du même passage, la version orchestrale de “Crépusculaire” propose une vision différente de la version originale. C’est en ça que l’orchestration concourt largement à la clarté du discours, à un parti-pris, et que l’orchestration fait partie intégrante du travail de (re)composition.